vendredi 22 juin 2012

Transgressions de l’islam au Vietnam


A force de chercher un islam qui ne serait pas expansioniste, ne souhaiterait pas asservir toute l'humanité, qui s'occuperait enfin de ses affaires dans son coin sans chercher à embrigader ou obliger quiconque, j'ai fini par trouver! Aussi incroyable que ça puisse paraître, les Cams bani du Viet-Nam pratiquent un islam bien à eux,  à l'opposé du dogme totalitariste qui est l'apanage habituel de cette secte. Malheureusement, ils ne sont pas à l'abri du'une reprise en main des orthodoxes de l'islam, des musulmans orthodoxes,  chams et immigrés indiens de Saïgon et du delta du Mékong, tentent de les ramener "dans le droit chemin", aidés en cela par des fonds étrangers. Hé oui, comme en Europe, les "étrangers" financent la construction de mosquées!

Voici donc "Transgressions de l’islam au Vietnam", par Agnès De Féo *, texte paru aux  
Cahiers de l'Orient n° 83 -  3ème trimestre 2006.





La loi musulmane chez les Chams bani n’est pas stricte. Les dignitaires religieux mettent de l’alcool dans une théière pour faire croire qu’ils boivent du thé. Mais c’est bien de l’alcool. »
Nguyen Van Ty, Cham bani (bani signifie fils du Prophète), décrit ainsi la pratique de sa religion. Cette particularité n’est que l’une des nombreuses transgressions à la norme islamique que réalise ce
petit groupe de quelques dizaines de milliers de musulmans. Localisés sur la côte sud-est du Vietnam, dans les provinces du Ninh Thuân et Binh Thuân, les Chams professent un islam marginal qui se
distingue par sa liberté d’interprétation des obligations religieuses telles qu’elles sont prônées dans l’islam majoritaire – qu’on appellera pour plus de commodité islam orthodoxe.


Qui sont les Chams bani ?

Les Chams sont aujourd’hui l’une des 53 ethnies minoritaires répertoriées officiellement au Vietnam. D’origine austronésienne, comme les populations d’Indonésie, de Malaisie et des Philippines,
ils appartiennent ethno-linguistiquement au monde malais.
Les Chams sont originaires du Champa, un ancien royaume apparu à la fin du deuxième siècle de notre ère et indianisé au VIIe siècle. Le Champa s’étendait sur toute la moitié sud du Vietnam actuel. En guerre à partir du XIe siècle avec son voisin septentrional, le royaume du Dai Viêt (futur Vietnam), l’histoire du Champa sera celle d’une réduction progressive de son territoire jusqu’à sa
dissolution complète en 1835. Les annexions de l’armée viêt, qui prend successivement le contrôle du royaume, connaissent un tournant dramatique en 1471 avec la chute de la capitale Vijaya.
Le pays continue néanmoins d’exister en effectuant plusieurs déplacements de sa capitale vers le sud. En 1835, le Champa disparaît comme État autonome. Mais pas les Chams. Ils peuplent aujourd’hui le sud des côtes de l’ancien Champa, réduit au territoire de l’ancienne principauté du Panduranga, correspondant aux régions des villes de Phan Rang, Phan Ri et Phan Thiet (provinces vietnamiennes du Ninh Thuân et Binh Thuân). Ils représentent moins de 100 000 personnes, réparties en 36 villages sur un territoire côtier d’à peine 200 km.


Divergence sur les rites

Pour apprécier les licences prises par les Chams bani dans leur pratique religieuse, nous poserons comme base de l’orthopraxie musulmane les cinq piliers de l’islam : la chahâda, la profession de  foi incluant le tawhîd (l’unicité de Dieu) ; la salât, la prière cinq fois par jour; la zakât, l’aumône légale aux pauvres ; le sawm, le jeûne du ramadan, et le hajj, le pèlerinage à La Mecque, comme autant d’obligations auxquelles le musulman orthodoxe ne peut déroger.
Rappelons que la pratique de ces obligations ne souffre aucune interprétation personnelle : l’heure des prières, leur exécution, les dates du ramadan ou le déroulement du hajj, tout est strictement codifié. Ces rites primordiaux s’accompagnent de rites secondaires comme la circoncision qui scelle l’adhésion du garçon à l’islam, ou le sacrifice du mouton pour la fête de l’Aïd. De plus, ces rites positifs, pour reprendre les mots de l’ethnologue Marcel Mauss, sont indissociables de « rites négatifs » comme l’interdiction de consommer du porc et de l’alcool, et les tabous liés à la promiscuité des sexes.
Ceux-ci donnent respectivement naissance au rite d’abattage de la viande halal et au rite vestimentaire qui impose aux femmes de couvrir leurs cheveux d’un hijab, désignant au sens métaphorique la séparation des sexes. Ces caractéristiques non exhaustives et très rapidement esquissées de la religion musulmane ont été fixées par les juristes (fqîh), qui ont élaboré la science du droit (f i q h) aux premiers siècles de l’islam. Elles constituent la voie majoritaire de l’islam dite sunnite divisée en quatre écoles juridiques (hanafite, malikite, chaféite et hanbalite). Les Chams bani, eux, n’appartiennent à aucune école, ils ont dépouillé la religion de ses exigences.
Alors que dans l’islam sunnite majoritaire, il n’existe pas de clergé, tous les fidèles étant sur un pied d’égalité, chez les Chams bani comme chez les chiites, la religion est dominée par une classe de
dignitaires religieux (acar) drapés de blanc, portant des turbans terminés par des franges rouges. Seuls les acar peuvent lire le Coran, recopié dans une langue arabe altérée. Sa divulgation en est même interdite car l’islam des Chams est basé sur le secret et réservé à l’élite des acar. Il s’éloigne ainsi du modèle majoritaire où chacun a le devoir de lire et de comprendre le Coran.
Des cinq obligations de l’islam, la chahâda est respectée en partie, comme le rappelle l’a c a r Tu Cong Dat : « En premier était Allah. L’humain descend d’Allah. » Cependant Mohammad son prophète
est divinisé et placé sur le même plan qu’Allah, auquel vient aussi s’ajouter Abraham dans une trinité contraire au tawhîd ( unicité divine). De plus, alors que l’islam interdit l’association avec d’autres
religions, les bani ont intégré l’influence d’autres cultures dans l’architecture décorative des mosquées bani, les t a n g k i, comme le symbole yin et yang issu du taoïsme, des dragons voisinant avec
Allah et Mohammad, ou la svastika bouddhique sur les chapeaux des a c a r.
La s a l â t cinq fois par jour, deuxième obligation, n’est jamais suivie : « On fait la prière une fois par mois, sinon on la fait cert a i n s vendredis », précise Tu Cong Dat, acar du village de Van Lam.
Les acar font la prière à la place des fidèles, et de manière peu conforme au modèle dominant : leur prière consiste en de rapides prosternations et génuflexions. Les fidèles, eux, n’exécutent la
prière que durant les nuits de ramadan en se prosternant de tout leur corps sur le sol, à l’image des bouddhistes tibétains.
Quant au ramadan, il n’est accompli que par les acar. Durant tout le mois, ils s’enferment, jeûnent et dorment dans le tangki. Exceptionnellement durant ce mois de l’année, ils exécutent les cinq
prières quotidiennes. Le peuple, lui, ne jeûne que trois jours. Comme pour la salât, les acar accomplissent le ramadan pour le compte des fidèles. Pourtant, l’islam est une religion communautaire où la participation de chacun à la pratique rituelle est impérative. Autre entorse, les acar rompent le jeûne alors que le soleil n’est pas encore couché, une heure avant le crépuscule. Pour donner l’illusion de manger dans le noir, ils ferment les portes et volets du tangki. Ils s’autorisent même une cigarette en attendant la fin du jeûne.
Des deux dernières obligations, la zakât est dite respectée, mais personne n’a jamais accompli le hajj, faute de moyens. D’autres pratiques telles que la circoncision enfreignent également la pratique
musulmane. La circoncision n’est que simulée chez les bani, l’officiant faisant le geste de couper le prépuce, comme le précise encore l’a c a r Tu Cong Dat : « La circoncision est une cérémonie
durant laquelle on utilise un couteau ou un bambou effilé. Mais on ne coupe pas, c’est juste symbolique».  Quant aux interdits alimentaires, ils ne sont suivis que de loin. Nguyen Van Ty, ancien
professeur de français résidant au village de Phuoc Nhon : « Les bani ne mangent jamais de porc chez eux, mais lorsqu’ils se trouvent dans un autre village, ils en mangent en cachette. » Ce laxisme
s’applique aussi à la consommation d’alcool comme le décrit l’a c a r Tu Cong Dat : « À l’extérieur, on peut prendre de l’alcool. Il n’y a pas de punition. Mais si quelqu’un est saoul, il ne peut participer
à une cérémonie. »
Il ne faudrait cependant pas accuser les Chams bani d’ignorer les fondements de l’islam. Ils possèdent une certaine connaissance de la c h a r i a, la loi sacrée des musulmans. Ils s’y réfèrent pour mieux
l’adapter. Les relations sexuelles avant le mariage, par exemple, sont interdites et sont punies de cent coups de rotin. Ces peines sont les premières revendications des pays musulmans appliquant la charia.
Mais ce châtiment est sensiblement allégé chez les Chams bani. Tu Cong Dat : « Les jeunes ayant eu des rapports sexuels avant leur mariage sont punis. Une fois qu’on s’est aperçu de l’absence de
virginité, on organise une cérémonie. Il est dit qu’ils doivent être battus, donc nous les battons. Mais pas avec le rotin, c’est avec le doigt que nous les battons », et cet acar exécute en souriant quelques
flexions de son index.
Quant à l’adultère, l’un des péchés les plus graves dans le droit musulman qui réclame la mort des deux amants, l’acar Tu Cong Dat se montre encore une fois bien conciliant : « Dans le cas où un
acar aurait des rapports avec une femme mariée, premièrement il est destitué, deuxièmement il faut faire une cérémonie pour laver ses péchés. Ensuite il peut réintégrer ses fonctions de religieux. »

Un islam au féminin

Le poids des femmes dans les cérémonies est aussi inhabituel. Dans cet islam, ce sont les femmes en majorité qui vont à la mosquée sans porter le voile. Les dignitaires sont certes des hommes mais
ce sont les femmes qui accomplissent le rite, donnent les offrandes et se prosternent. Dans les tangki, les fidèles masculins sont largement minoritaires, seuls les notables du village s’y rendent les soirs de
ramadan. Ceux-ci justifient ce déséquilibre du fait que les femmes sont les chefs de famille. Les Chams obéissent à la loi de la matrilinéarité.
Coutume fondée sur la lignée maternelle remontant à une ancêtre
 ommune, la matrilinéarité était autrefois répandue en Asie du Sud-Est, jusqu’à ce que l’introduction du bouddhisme et de l’islam impose le système patrilinéaire, faisant disparaître la matrilinéarité
remplacée par la matrilocalité (le couple vient habiter dans la famille de l’épouse) comme au Cambodge ou en Thaïlande. Chez les Chams du Vietnam, la matrilinéarité est restée intacte même
après l’introduction de l’islam.
L’héritage passe de mère en fille, les fils ne reçoivent rien. « La maison, l’héritage et les enfants appartiennent à la femme et à sa lignée. Ce n’est pas à l’homme », rappelle Nguyen Van Ty. Cette
coutume contredit le droit musulman selon lequel les garçons reçoivent le double de la fille dans l’héritage.
Chez les Chams bani, le nouveau marié part vivre dans sa bellefamille et travaille pour le clan de sa femme. Ba Thi Vinh, une vieille Chame du village de Van Lam, insiste : « Une fois le mariage
célébré, la famille du marié le donne à la famille de la mariée. Celle-ci a tous les pouvoirs. » Toujours en contradiction avec le droit musulman, le divorce se fait exclusivement en faveur des femmes
« Dans le divorce, les enfants ne sont jamais partagés, ils appartiennent toujours à la femme. Même si l’homme a construit la maison, il ne peut en revendiquer la propriété, surenchérit Nguyen Van Ty. C’est
pourquoi les hommes chez nous craignent de divorcer, car ils ont tout à y perdre. »
Dans un tel système, les filles sont davantage valorisées que les garçons, contrairement à la coutume vietnamienne qui privilégie toujours l’héritier mâle pour sa responsabilité dans le culte des
ancêtres. Ba Thi Vinh fait remarquer que « les femmes ont davantage que les hommes : elles ont les enfants et l’héritage. C’est pourquoi dans la coutume chame, on préfère avoir une fille plutôt qu’un
garçon ». L’acar Tu Cong Dat ajoute : « Les Chams préfèrent les filles. Elles sont le pilier de la maison. Les feuilles ne tombent jamais loin du tronc. Ce sont les filles qui rendent le culte aux ancêtres.»
De plus, contrairement au droit musulman où l’homme non musulman doit impérativement se convertir, l’homme bani suit la religion de sa femme en cas de mariage mixte.
Même morts, les Chams obéissent toujours au pouvoir de la lignée maternelle. Les cimetières bani sont constitués d’alignements de pierres tombales. Chaque alignement figure un matrilignage fondé par une ancêtre maternelle : la mère est enterrée avec ses enfants, suivis des enfants de ses filles, etc. Les hommes ne sont pas enterrés avec leurs enfants, mais dans la section funéraire de leur mère. Ils appartiennent au clan maternel et non à celui de leur épouse. Ils ne sont que de passage chez leur femme.

L’islamisation des Chams

On a longtemps cru que l’islam était apparu au Champa au XIe siècle. Le chercheur français Paul Ravaisse, dans un article paru en 1922, se référait à des estampages de stèles musulmanes qu’il avait
localisées au Champa sans avoir jamais retrouvé les originaux. Pendant des décennies, les historiens du Champa et de l’Asie du Sud-Est reprendront à leur compte cet article sans le soumettre à la
critique et concluront à l’islamisation précoce du Champa. En 2003, le chercheur Ludvik Kalus a démystifié la valeur de ces stèles. Sans bien connaître les circonstances exactes de l’islamisation du Champa, on peut aujourd’hui admettre qu’il s’est implanté dans le pays à la fin du XVIe siècle et s’y est répandu au XVIIe par contact avec les marchands arabes, persans, indiens, mais aussi chinois musulmans, qui faisaient escale dans les ports du Champa, ainsi que par l’immigration des Malais venus propager l’islam en même temps qu’ils commerçaient.
Cependant, les Chams ne sont pas restés passifs dans leur islamisation. Peuple de navigateurs, la conversion à l’islam a aussi été un choix actif des Chams pour se tailler une place dans le
commerce maritime régional. Cela explique que les autres peuples de l’ancien Champa, Édés, Jaraï, Raglaï, Cru, peuplant les terres intérieures sans accès au domaine maritime, ne se sont jamais
convertis à l’islam. Car l’islam était d’abord une affaire de commerçants des cités portuaires en relation avec les réseaux marchands.
Pourtant cette conversion n’a pas été exclusive. Beaucoup de Chams ont gardé leur religion d’origine, le brahmanisme (une forme primitive d’hindouisme métissée d’animisme local). Les Chams bani ne représentent qu’un tiers de la population chame.
L’introduction de l’islam ne s’est pas faite sans déstabilisation sociale. Selon les légendes, elle engendra une longue discorde entre brahmanistes et bani. Face à ces conflits religieux, la tradition rapporte que le roi cham Po Romé (1627-1651) aurait, pour les réconcilier, imposé à chacune des deux religions d’accepter les divinités de l’autre. Le règne de Po Romé fut très favorable aux musulmans
sans qu’il se convertisse lui-même. Il serait allé au Kelantan en Malaisie avant son couronnement pour apprendre la magie malaise et la nouvelle religion islamique. Il aurait ajouté Allah, rebaptisé
Po Alwah, au panthéon divin des brahmanistes, tandis que les Chams bani acceptaient les divinités des brahmanistes aux côtés d’Allah et de Mohammad. Aujourd’hui encore les prières à Allah et son prophète sont accompagnées d’invocations aux y a n g, génies locaux, comme ceux de la pluie, de la montagne et de la mer, le dieu des flots ou encore la déesse mère Po Nagar. Très importante, Po Nagar est vénérée par les bani qui la placent à l’égal d’Allah. Elle est même l’objet d’une adaptation au récit biblique. Pour l’acar Tu Cong Dat, « Po Nagar est la mère de tous les peuples du monde, pas seulement des Chams. Nous la vénérons comme Eve, la femme d’Adam ».
Cette division des Chams en bani et brahmanistes s’est accommodée d’un équilibre établi sur une relation binaire et complémentaire. Les brahmanistes correspondent au masculin, à la partie supérieure du corps, au ciel et au chiffre 3. Les bani correspondent au féminin, à la partie inférieure du corps, à la terre et au chiffre 6. Les brahmanistes sont incinérés, ils montent au ciel, royaume du père ; les bani sont enterrés, ils descendent sous la terre, royaume de la mère. Associés, ils forment l’univers entier, le couple primordial et le 9 (3+6), chiffre considéré comme parfait, symbole de paix et de stabilité.
Cette complémentarité, calquée sur la dualité sexuelle, se retrouve dans le costume blanc et rouge presque identique des dignitaires des deux religions. Le blanc symbolise la semence masculine, tandis
que le rouge représente le sang de la femme et sa fertilité.
À l’image des deux sexes, les deux religions s’interpénètrent. Elles ne peuvent vivre l’une sans l’autre. Les Chams brahmanistes, par exemple, n’ont pas le droit d’égorger les animaux à quatre pattes,
ce sont les Chams bani qui le font pour eux. Tous les trois ans, les dignitaires bani et brahmanistes se réunissent pour discuter de la concordance des deux calendriers (solaire pour les brahmanistes,
lunaire pour les bani). Ils veillent ainsi à ce que la fête du Katê, la grande fête des brahmanistes, n’ait pas lieu durant le ramadan, afin que les représentants des deux religions assistent aux cérémonies de l’autre communauté. Les bani sont nombreux à venir au Katê.
Inversement, dans une relation de tolérance réciproque, les brahmanistes assistent aux fêtes des bani. L’acar Tu Cong Dat rappelle : « Les brahmanistes qui entrent dans la mosquée s’acquittent de la zakât
pour servir les fidèles pendant le ramadan. »

Résistance à l’islam orthodoxe


Cette relation idyllique de coexistence pacifique n’a pas dépassé le territoire restreint de l’ancien Panduranga, dernier bastion du Champa. Ailleurs les Chams de la diaspora, fuyant au Cambodge
et en Malaisie les incursions vietnamiennes, se sont convertis à l’islam orthodoxe chaféite (école juridique majoritaire en Asie du Sud-Est). Les Chams de l’immigration ont eu recours à la pratique
normative de l’islam pour retrouver une cohésion sociale menacée de dislocation hors du domaine de protection des yang. L’islam chaféite a introduit les Chams nouvellement convertis dans la sphère de la
langue malaise, devenue lingua franca de l’islam sud-est asiatique, mais aussi du commerce maritime dont le monopole était aux mains des musulmans. Ils ont ainsi rejoint ce monde malais auquel ils se
rattachaient culturellement. L’islamisation malaise les a également ouverts à un plus large espace social en les fédérant à toute la oumma, la communauté des croyants. Mais en échange, les Chams de la
diaspora ont perdu une grande part de leur culture dont la matrilinéarité.
Ils ignorent tout de l’histoire du Champa. En situation de déracinement culturel et identitaire, ils ont subi l’acculturation, En revanche, les Chams restés sur le territoire de l’ancien Champa, considéré comme la terre originelle des Chams avec ses yang protecteurs, ne furent que peu séduits par l’islam malais.
Dans les années 1960, l’islam orthodoxe (hôi giaoen vietnamien) fait une percée dans les villages bani. Des musulmans orthodoxes, chams et immigrés indiens de Saïgon et du delta du Mékong, tentent
de réformer leur pratique libertaire de l’islam. À l’aide de fonds étrangers, trois mosquées d’architecture typiquement musulmane sont construites dans trois villages bani de la province du Ninh
Thuân. Quelques bani se convertissent alors à l’islam chaféite. Les hommes adoptent le sarong à carreaux et la calotte blanche, les femmes le hijab et le costume de prière blanc qui les couvrent entièrement à l’exception des mains et du visage. Très vite cependant, des libertés sont prises devant ce conformisme limité à l’enceinte de la mosquée. Alors que la pratique musulmane impose une parfaite séparation des sexes, les femmes réalisent leurs ablutions devant les hommes osant exhiber leurs bras et leurs cheveux. Ce qui est impensable chez les musulmans de stricte observance. De plus, les tombes des nouveaux musulmans ne dérogent pas au système du matrilignage alors que l’islam veut que
chacun soit enterré à égalité sans hiérarchie ou distinction familiale.
Les convertis vont tenter de répandre la nouvelle religion dans leurs villages, mais ils vont se heurter aux bani irréductibles. Hajji Amin, imam de la mosquée orthodoxe de Van Lam, ancien Cham bani converti, déplore son impuissance à convaincre ses anciens coreligionnaires : « Nous avons plusieurs fois rencontré les patriarches bani pour leur rappeler leur devoir de faire les cinq prières quotidiennes, mais ils ne les font pas. De même il faudrait ouvrir la mosquée le vendredi car c’est le jour de la grande fête, mais ils ne l’ouvrent qu’une fois par mois. »
La pratique religieuse des Chams bani, sacrilège pour l’orthodoxie musulmane, est vécue par la communauté elle-même comme une supériorité sur les autres musulmans. Tu Cong Dat déclare ingénument : « On est beaucoup plus avancés que l’islam orthodoxe. On a plus de droits, on est plus libre. Mais c’est le même islam, on croit tous en Allah. » C’est pourquoi l’islam orthodoxe n’a eu qu’un impact limité sur les Chams bani, seuls 10% se seraient convertis. La raison principale de cet échec relatif s’impose d’évidence : la force du système matrilinéaire, clé de voûte de la société chame. Ce système contraint l’époux à suivre sa femme en cas de mariage mixte, limitant la propagation
de l’islam nouveau. Ainsi Kieu, Cham bani du village de Van Lam, raconte : « Je me suis converti à l’islam orthodoxe quand j’avais 18 ans, mais à mon mariage je suis redevenu cham bani. La coutume
consiste à suivre sa femme après le mariage, et donc aussi à suivresa religion. »
De fait, les Chams bani n’ont jamais été sensibles au retour de l’orthodoxie islamique initiée dès le XIXe siècle par les mouvements réformistes. Hajji Amin, pourtant musulman orthodoxe, rappelle le
primat de la culture sur la religion : « Nous sommes chams et nous plaçons notre identité chame au dessus de tout. Nous sommes des Chams qui suivent l’islam et non l’islam dans lequel on y mettrait
la culture chame. Nous restons chams par le système matrilinéaire et notre culture qu’il faut préserver.»
En conservant des assises sociales bien enracinées dans les croyances locales et la terre protectrice des ancêtres, territoire mythique du Champa, les Chams du Vietnam offrent une leçon de tolérance religieuse et de relativisme, un autre islam à méditer.


* Agnès De Féo est chercheuse associée à l’Irasec (Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine) sur le programme « Islam d’Asie ». Elle a réalisé un documentaire sur les Chams bani , « Un islam insolite» en 2006 (programmé sur Arte en 2007). 

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